Situé dans le village de Pejeng, proche de Bedulu dans la régence de Gianyar, on trouve Pura Kebo Edan, un temple antique intéressant sous de nombreux aspects. Son histoire est inhabituelle et Bali n’a pas encore tout dévoilé de ses mystères à son sujet. En tant que village considéré comme le centre d’un ancien royaume, Pejeng possède de nombreux grands temples historiques.
Dans un site incomparable de rizières scintillantes s’élève Pura Kebo Edan, un temple à l’histoire lointaine (XIIe ou XIIIe siècle). Afin de collecter quelques nouvelles informations pour mon roman visuel, Balimimpi, je roule en direction de Gianyar, région connue pour avoir abritée de nombreux anciens royaumes balinais. Hier soir, Wayan, un balinais de Ubud m’a parlé d’un temple étrange que les habitants appellent Pura Kebo Edan. Étant tellement curieux à son sujet, je me suis mis en route dès mon réveil, ne prenant même pas le temps de m’arrêter en route pour déjeuner. Le soleil est déjà haut dans le ciel lorsque j’arrive au poste de garde à l’entrée du temple. Il n’y a personne. Je suis semble-t-il l’unique humain à Kebo Edan ce matin…
Wayan m’avait prévenu que le site n’est pas très populaire, encore au moins auprès des touristes. Je finis par rencontrer une jeune balinaise d’une vingtaine d’années qui me demande si je veux pénétrer à l’intérieur du temple. Je lui réponds que oui et elle ouvre son livre de registre en me tendant un stylo pour parapher. La page est vierge, à croire qu’aucun occidental n’est venu ici depuis bien longtemps. Je lui remets quelques roupies pour l’entretien du temple et elle me tend une ceinture en tissu que je noue autour de mon sarong balinais, c’est la tradition pour honorer ce lieu de culte. Puis, avec un large sourire elle m’invite à entrer. Elle parle très bien le français, ce qui est une chance inouïe car ce qu’elle va m’expliquer au sujet de Pura Kebo Edan mérite d’être raconté.
Un temple lié à la naissance de l’hindouisme en Indonésie
En passant en revue l’histoire du temple de Kebo Edan, on remarque que son existence est étroitement liée au développement du royaume hindou en Indonésie. En effet, dans ce temple se pratiquaient des cultes tantriques en l’honneur de Sakti, la déesse-mère détentrice de l’énergie vitale. La croyance locale rapporte également que ce lieu sacré est un endroit miraculeux où l’on vient demander des soins médicaux (tamba) pour guérir, en particulier auprès de la statue de Bhairawa. Mais avant de commencer, voici une petite leçon de bahasa indonésien : Pura signifie temple, kebo signifie buffle et edan signifie fou. Rassemblez le tout, nous avons « Pura Kebo Edan», qui pourrait se traduire par « le temple des Buffles Fous. »
L’étrange histoire des Buffles Fous
Ni Putu (c’est le nom de la femme qui m’accompagne) m’explique qu’il y a fort longtemps, à une époque où les démons et les dieux parcouraient le monde des humains, deux buffles mécontents se livrèrent à un combat mortel. C’est alors qu’apparut Ciwa Bhairawa, une représentation de Shiva, le dieu de la destruction. Ce dernier mit fin au combat opposant les deux belligérants en les tuant, considérés comme l’incarnation d’esprits maléfiques essayant de semer le chaos dans le village.
Que trouve-t-on dans le temple Kebo Edan ?
Comme dans tout autre lieu de culte hindou à Bali, le temple Kebo Edan se compose de trois zones distinctes, les Tri Mandala :
Nista mandala / Jaba Pisan
C’est la partie extérieure du temple qui est considérée comme impie et profane. Tout le monde peut y pénétrer et les gens y font généralement du commerce. Ce n’est pas le cas à Kebo Edan, les propriétaires des échoppes ayant déserté le lieu pour aller vers Gunung Kawi ou Tirta Empul, les deux sites touristiques les plus fréquentés de la région.
Madya Mandala / Jaba Tengah
C’est dans cette enceinte sacrée que les hindous se consacraient à la prière. Ma guide m’explique qu’ici se jouaient jadis des scènes de danse Barong et Kris mais que le nombre de visiteurs s’amenuisant, les spectacles se sont arrêtés.
Utama Mandala / Jeroan
C’est la zone la plus sacrée du temple. Les gens qui viennent ici ne sont là que pour adorer Sang Huang Widhi, le Brahmane (le dieu, dans la religion hindou).
À l’Ouest, en face d’un très ancien frangipanier et posée sur un pelinggih (un petit autel en forme de pagode) se dresse Bhatara Kebo Edan, ou Ratu Kebo, un buffle d’eau avec un collier de cloches. À ses côtés, une statue géante est assise, soutenant une coupe remplie de sang avec des accessoires funéraires et des crânes.
Le temple Pura Kebo Edan et le Dieu aux quatre pénis
Nous continuons notre pèlerinage à l’intérieur du temple, lequel est parsemé d’un certain nombre de statues séculaires, dont l’une retient particulièrement mon attention. Ni Putu me raconte, avec une certaine ironie, qu’il s’agit là de la statue de Ciwa Bhairawa, sculptée de manière à ressembler à un humain, y compris les organes génitaux. Toutefois, cette statue-là a une particularité plutôt inhabituelle : elle est dotée de quatre pénis !
Les phallus, sculptés de façon à simuler le mouvement, se balancent de droite à gauche de l’imposante statue. On dit que ce mouvement à double sens symbolise la dualité entre Ciwa et Bhairawa, deux enseignements hindous originaires de Kediri (Java oriental) et qui sont encore pratiqués dans le temple. En plus des organes génitaux masculins, je remarque aussi des serpents enroulés autour de la jambe gauche du dieu tandis que son pied écrase la tête d’un esprit maléfique. Cette statue est vénérée pour la fertilité qu’elle procurerait à celles et ceux qui viennent prier ici.
Une autre théorie suggère que la statue serait celle de Bima, l’un des Pandawa Lima, l’un des cinq frères du conte épique hindou du Mahabharata. Ce conte hindou raconte que Bima était follement amoureux d’une femme du village, mais que cette femme se refusait à lui à cause de son phallus gigantesque. La jeune femme serait ensuite tombée amoureuse d’un autre homme. Lorsque Bima entendit parler de la rumeur, il alla trouver la femme de ses rêves mais la trouva enlacée dans les bras de l’homme qu’elle avait choisie. Bima, fou de colère, foudroya le couple, écrasant la tête de l’homme avec son pied — comme le montre la statue.
Ciwa Bhairawa, Bima ou Kebo ?
La statue est-elle une représentation de Ciwa Bhairawa ou de Bima ? À moins qu’elle ne représente le roi-géant Kebo ? La question fait encore débat aujourd’hui. On trouve dans ce lieu de culte un certain nombre d’autres reliques anciennes datées du XIIIe siècle, mais la plupart d’entre elles ont subies les affres du temps. Parmi elles se trouve une ancienne représentation de Ganesh, l’hybride homme-éléphant, dieu de la connaissance et de la sagesse. Ni Putu m’explique que celui qui caresse la statue de Ganesh sur le front sera béni par le dieu pachyderme. Dans un instant presque irréel, elle prend ma main avec délicatesse et nos deux mains se joignent sur le front de la statue. Un petit frisson me parcoure l’échine. Est-ce le contact de la pierre froide ou bien la chaleur de sa paume qui me procure cet effet-là ? À moins que son souhait ne se soit réellement exaucé ? Qui pourrait le dire avec certitude dans cet endroit hors de l’espace et du temps…
Histoire des enseignements de l’école Shiva-Tantrayana
Grâce aux recherches archéologiques de Jero Mangku Ngakan Putu Duaja, un ancien prêtre du temple et chef du village de Pejeng, on sait qu’il existe plusieurs courants religieux issus de Bhairawa. Le premier porte le nom de Bhairawa Kala Chakra, qui est une rencontre entre le bouddhisme et les enseignements du Tantrayana. Un autre est le Bhairawa Heruka, un enseignement qui a émergé de la tradition des croyances indonésiennes mélangées aux enseignements du Kala Chakra et que l’on retrouve également dans l’Ouest de Sumatra. La troisième école est celle deBhairawa Bima Sakti, qui est un mélange de religion Bhairava et Hindou-Shiva. Les adeptes de ce culte sont pour la plupart à Bali. L’un d’eux fut le roi Kebo Parud. Or les statues, comme nous le savons maintenant, se trouvent dans le temple de Kebo Edan.
L’enseignement millénaire de Bhairawa Bima Sakti
Les enseignements Tantrayana qui sont encore pratiqués au temple Kebo Edan sont ceux de « Bhairawa Bima Sakti », littéralement le Bhairawa de la Voie Lactée, comme le prouve la présence d’une effrayante statue de Shiva Bhairawa. Cette pièce maîtresse en grès d’environ trois mètres de haut a été sculptée dans la posture dite « de kroda » (en colère), mains sur les hanches et tête baissée, les jambes arquées, à cheval sur un cadavre humain… Je découvre aussi avec stupeur de nombreuses autres sculptures monumentales, comme la statue du géant Ratu Penatih qui a les yeux grands ouverts, une autre à l’effigie de Ratu Pulu, de Ganesh, de Ratu Glebeg, de Ratu Bayu et deux autres de Ratu Bawi et du géant Ratu Kebo, celui qui aurait creusé avec ses ongles les Candis, ces cavités gigantesques qui abritent des statues à Gunung Kawi ! À l’extérieur du temple de Pura Kebo Edan, le visiteur remarquera une statue à l’écart, celle de l’éléphant, abritée sous un arbre.
Plus tard, j’accompagnerai Ni Putu à l’écart du temple, vers une petite zone ombragée sous les banians. Elle a très envie de me montrer un autre secret merveilleux de Bali mais… Chut ! C’est un secret. Ce voyage à Pura Kebo Edan fut comme une autre révélation sur la nature spirituelle qui nourrit chaque chose et chaque être à Bali, sur ces rencontres fortuites et riches d’enseignement que l’on peut faire aux détours des chemins de l’île des Dieux, dès lors que l’on ouvre les yeux, son esprit et aussi… son cœur.
Comment se rendre au temple Pura Kebo Edan ?
Le temple Pura Kebo Edan est situé à la frontière des villages de Pejeng et Bedulu, à Tampaksiring, non loin des sources miraculeuses de Tirta Empul. Si vous venez de Goa Gajah, le temple est situé sur le côté gauche de la route avant Gunung Kawi.
Photo de couverture : départ d’Ubud au petit matin, le soleil se lève sur les rizières.