Légende de bedhaya : une histoire d’amour entre le sultan et Ratu Kidul
Le rite bedhaya (chant et danse de Java) a été créé au XVIIe siècle sous le règne du sultan Agung (1613-1645). On y conte l’histoire d’amour entre ce dernier et Ratu Kidul, la déesse de la mer du Sud. Cette puissante et redoutable divinité de la mort habite l’océan Indien et règne sur des démons aquatiques qui ont le pouvoir d’invoquer les désastres et les tempêtes.
Après s’être entiché de Ratu Kidul lors de ses méditations quotidiennes sur les rivages de son royaume, le sultan la suit sous les vagues jusqu’à son palais des abysses. En raison de cette alliance romantique, le sultan a accès à de grands pouvoirs, qu’il utilise pour vaincre ses ennemis et étendre son empire sur la face du monde. Ici, le mythe diverge : dans une version, c’est la déesse qui aurait créé le chant et le mouvement bedhaya en l’honneur du sultan ; un autre prétend que le deuxième sultan de Yogyakarta a créé le bedhaya au XVIIIe siècle pour commémorer la rencontre entre son ancêtre et la déesse. Quoi qu’il en soit, les Javanais, par crainte de Ratu Kidul, traitent encore aujourd’hui la déesse avec un profond respect. Pour preuve, avant chaque représentation les musiciens et danseurs Bedhaya se purifient en jeûnant et en récitant des prières spéciales. Ils offres également des fleurs, de la nourriture ou de l’encens, ainsi que des articles de beauté tels que des peignes, des miroirs à main ou des épingles à cheveux comme offrandes rituelles pour s’assurer que la divinité sera clémente. Si ce protocole est négligé, le palais et ses habitants risquent de terribles malheurs. Étant donné que le bedhaya semang de Yogyakarta et le bedhaya ketawang de Surakarta sont tous deux des représentations de la légende du sultan et de Ratu Kidul, ils sont considérés comme des pusaka — des hommages divins, sacrés et précieux. La légende orale raconte que la déesse apparaît parfois dans le kraton et se joint aux danseurs, car le bedhaya, en plus d’être une danse d’amour est avant tout le symbole de l’union divine des hommes avec les dieux.
Le style bedhaya
L’influence de l’Inde sur le bedhaya est reconnaissable dans les gestes éloquents des mains et les mouvements presque désarticulés de la tête et du cou des danseurs. Cependant, les mouvements oculaires rapides et les expressions faciales prononcées — si répandues dans les traditions de la danse indienne ou balinaise — sont sensiblement présents dans cette forme de danse. En digne danse de cour, le bedhaya est une danse typique au style pur et raffiné, considéré comme la base de toutes les autres danses javanaises. En raison de sa lenteur, de sa technicité et de sa durée, le bedhaya est la technique de danse féminine la plus difficile, dans laquelle les danseuses sont entraînées à se déplacer sans effort et de manière fluide, aérienne, presque divine.
Le bedhaya pendant le Nouvel Ordre de Suharto
Au cours des purges de 1965-1966 initiées par le général Suharto, qui entraînèrent la disparition d’environ un million de communistes présumés, des milliers de danseuses folkloriques — souvent perçues comme de gauche car représentant les droits des femmes de la classe ouvrière — furent incarcérées, torturées ou assassinées. Pour accroître la puissance de son régime autocratique, Suharto adaptera certaines danses pour l’exportation, afin d’idéaliser la culture noble de l’Indonésie, allant même jusqu’à utiliser des danseuses dans ses campagnes de propagande. Les danses de cour javanaises telles que le bedhaya furent sorties de leur contexte, transformées et enseignées aux femmes fonctionnaires qui les exécutaient lors de missions diplomatiques et culturelles internationales. L’objectif du dictateur étant de démontrer la sophistication culturelle de l’Indonésie. Un demi-siècle plus tard, de nombreux Indonésiens redoutent encore à parler de ce passé, comme on peut d’ailleurs le voir dans les films récents de Joshua Oppenheimer, The Look of Silence, ou dans celui de Rachmi Diyah Larasati, The Dance that Makes You Vanish. Au lendemain du coup d’État militaire de 1965 en Indonésie, des danseurs folkloriques de Bali furent massacrés, tandis que des danseurs de palais javanais furent exploités pour glorifier le régime autoritaire de Suharto…
Le bedhaya, équilibre parfait entre noblesse et élégance
Le bedhaya était considéré comme luhur, ce qui signifie littéralement haut et noble, emblématique de l’étiquette de la cour des souverains indonésiens. Cette danse ne parle pas d’émotion ou de passion, mais plutôt d’une élégance raffinée et discrète. Tout au long du bedhaya, une danseuse reflète ce principe social en maintenant une expression faciale sereine, un sourire presque imperceptible et un regard baissé, profond et pénétrant. Malgré le fait que la légende derrière le bedhaya repose sur l’union charnelle entre le sultan et la déesse des mers du Sud, les mouvements des interprètes ne doivent pas être séduisants. En exécutant cette danse au style raffiné, la danseuse doit trouver le juste équilibre entre tension et fluidité, entre passion et détachement. Afin de traverser avec grâce ces états fluctuants, les genoux des danseuses sont constamment fléchis, permettant au torse de s’incliner vers l’avant. Cette position permet aux hanches d’initier des changements de poids constants qui se traduisent par un balancement doux et contrôlé d’un côté à l’autre, parfois entrecoupé de mouvements verticaux lorsque les jambes se redressent.
Les costumes dans la danse Bedhaya
Dans la bedhaya, les ce costume de mariées et le maquillage facial prononcé sont identiques pour les neuf danseuses, renforçant le concept selon lequel, lorsqu’elle se déplacent à l’unisson, elles représentent les aspects d’une seule personne, d’un caractère ou d’une émotion. Chaque danseuse est étroitement enveloppée dans un dodot — une jupe de tissu batik qui traîne jusqu’au sol. Sur le devant, un carré de tissu s’étend en une longue traîne qui dérive vers l’arrière entre les chevilles lorsqu’une danseuse se déplace. Les danseuses de Bedhaya sont très habiles pour ce qui est de l’écarter adroitement de leur chemin avec leurs pieds nus. Une écharpe de sampur nouée autour de la taille tombe au sol et une ceinture brodée d’or, des bracelets et des anneaux décoratifs sont portés aux poignets et aux bras.
On remarque une grande diversité vestimentaire, selon les époques et les cours où elles sont jouées : dans le bedhaya semang de Yogyakarta, les danseuses portent une coiffe en or avec une plume, un poignard keris à la ceinture et un chemisier de velours brodé d’or. Dans le bedhaya ketawang de Surakarta, on peint sur le front des danseuses afin de rehausser la racine de leurs cheveux, un filet perlé recouvre leur chignon et leur blouse en velours est sans bretelles.
Différences et points communs entre les danses de Java et Bali
Bien que les danses balinaises soient proches en de nombreux aspects avec les danses javanaises, par la grâce et l’élégance des danseuses, par la souplesse et le dynamisme des interprètes, par la beauté des costumes chatoyants et des coiffes brodés d’or…, le principe dans lequel elles s’inscrivent diffère. En effet, à Bali les danseurs sont avant tout des gardes du corps des dieux hindous-balinais et des médiums spirituels dans les rituels de guérison. Ils se produisent dans des drames dansés pour maintenir leurs communautés en équilibre. À Java en revanche, les danseuses et danseurs royaux bedhaya, tout en racontant l’union romantique entre un sultan et une déesse, rendent avant tout un hommage au souverain.
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