Cette montagne sacrée est aux Balinais ce que l’Olympe était aux Grecs anciens, la Montagne Cosmique. Agung serait le point central de la cosmogonie céleste et religieuse du Monde, le temple divin qui abrite le panthéon des Dieux. Les mystiques balinais considèrent ce volcan comme le « nombril du monde », élevé dans le ciel par les divinités pour surveiller la Terre et les Hommes en dessous d’eux.
Où que vous soyez à Bali, vous distinguerez toujours les ombres du contour de la montagne, comme découpés dans un papier bleu-noir géant qui domine le paysage. À ses pieds repose Pura Besakih, le temple-mère de l’Île des Dieux. Lorsqu’ils sont mécontents, ces derniers y descendent pour semer le chaos sur la terre et combler les forêts de pierres, de cendres et de ruines.
Gunung Agung culmine à 3 142 mètres. Les parois du volcan sont recouvertes d’une épaisse jungle à la végétation croissante, et ses sols noirs, arables et féconds sont cultivés par les Balinais jusqu’à 1 000 mètres d’altitude. Car Gunung Agung, s’il est un volcan très surveillé par les volcanologues de Rendang et Batulompeh apporte aussi la vie. Il est la source des nombreuses rivières qui irriguent l’île de Bali et ses terres basaltiques fertilisent les cultures depuis des millénaires.
Un volcan fier et impétueux !
Les écrits anciens rapportent que la montagne sacrée de Bali s’est réveillée en 1 350 de notre ère, , puis au XIXe siècle, semant à chaque fois un chaos inimaginable mais qui, à terme, fécondait la terre autour de Besakih à tel point que d’année en année les provisions de riz devenaient pharaoniques ! Puis Agung s’était rendormi. De mémoire d’hommes, jamais plus il n’avait grondé, jusqu’à ce jour funeste de 1963.
En Février de l’année 1963, des coulées de lave très visqueuses explosent à la surface du cratère et descendent sur son flanc Nord, s’amoncelant jusqu’à 510 mètres au dessus du niveau de la mer. C’est le 17 mars, lors de la plus grande cérémonie Balinaise, Eka Dasa Rudra, un exorcisme du Mal mis en scène une fois par siècle, que Gunung Agung décide de sortir de son profond silence.
Tandis que les premiers chants des prêtres et les sons des gamelans s’élèvent au dessus du temple Pura Besakih, l’explosion du Mont Agung entre dans son paroxysme cataclysmique. Une colonne de feu, de cendres incandescentes et de débris de roche en fusion s’élèvent jusqu’à 10 kilomètres dans le ciel dans un rugissement infernal.
Les laves pyroclastiques dévastatrices sèment la désolation sur leur passage, ravageant villages et forêts alentours dans un rayon de 15 kilomètres. Les tremblements de terre détruisent les habitations, les cendres chaudes enflamment les toits de chaume et des débris volcaniques pleuvent en masse sur la terre. Des pluies de lapilli (petites pierres de pouzzolane brûlantes) recouvrent d’un nuage de mort les flancs de la montagne.
Tandis que la lave en fusion se déplace vers eux à près de 70 km/h, des prêtres hindous des temples environnants se mettent à prier frénétiquement, dans l’espoir d’apaiser les dieux en colère, assurant les adorateurs qu’ils n’auront rien à craindre. Finalement, près de 1 600 personnes périront dans l’éruption et 86 000 autres seront forcées d’évacuer leurs villages.
Le 18 mai de la même année, une ultime secousse d’une magnitude de 6 sur l’échelle de Richter finit d’effondrer les derniers temples encore debout. Miraculeusement pourtant, la lave encerclant Besakih épargna le temple-mère sacré, l’enveloppant d’une couche silencieuse de cendres noires et de scories durant des mois.
Colère divine ou coïncidence ?
Les Balinais ne prennent pas de tels hasards extraordinaires à la légère. Pour preuve, la catastrophe a été attribuée à la colère du dieu Shiva, dans son aspect le plus maléfique : Rudra. Le réveil d’Agung deviendra finalement le jugement, accablant, de l’ère du Président Sukarno.
De l’explosion du Gunung Agung, quelques cicatrices restent encore aujourd’hui. Jusque dans les années 1970, la campagne de Klungkung était encore noircie par les ruisseaux de lave, mais la région est aujourd’hui luxuriante, avec de nombreux champs et jardins. Dans la région la moins peuplée de Karangasem cependant, les traces du passage de l’éruption sont encore visibles, comme à Tianyar et Kubu sur la côte Nord-Est.
Pour les balinais, cette épouvantable explosion de colère d’Agung signe la condamnation et l’échec du gouvernement. Suite à cette crise sans précédent à Bali, le déplacement forcé des populations et le déracinement des villages contribuera sensiblement aux abominables massacres de 1966, lors de la purge dite « anti-communiste » du nouveau régime Indonésien de Suharto (voir le documentaire « The Act of Killing » ci-dessous).
Docu-fiction : « The Act of Killing »
Des affrontements inter-communautaires de 1966, Loi du Silence, tabous et génocidaires semblent avoir encore de longues années devant eux. The Act of Killing est un film engagé du cinéaste Indonésien Joshua Oppenheimer qui lève le voile sur la façon dont en 1966, trois ans après l’explosion d’Agung et la prise du pouvoir par les militaires, ces derniers ont exterminé près d’un million de communistes présumés et d’intellectuels dans tout le pays.
Depuis ces années noires de l’histoire, la souffrance des familles ne finit pas de durer. Dans The Act of Killing, le cinéaste donne la parole aux tueurs, et notamment au boucher Anwar Congo qui rejoue les massacres communistes qu’il a lui-même joué entre 1965 et 1966 à Sumatra. Le film dénonce ces criminels de guerre aujourd’hui vénérés comme les pères fondateurs d’une nouvelle ère de paix et de prospérité, se vantant sans vergogne de leur propre corruption, de la fraude et de leurs actes génocidaires.
The Act of Killing est un documentaire sur le tournage d’un film de fiction par les tueurs de 1965, sur leurs propres crimes qui sont, eux, bien réels. Ce film n’est pas seulement le récit de ce massacre, il témoigne de la continuité de la pratique du crime dans le domaine de la politique, de la justice et de l’économie en Indonésie, un demi-siècle après l’extermination des « communistes. »
Quarante-sept ans après, le gouvernement actuel refuse toujours de reconnaître que ces massacres sont un crime contre l’humanité, malgré le rapport accablant de la Commission indonésienne des droits de l’homme.
Infos pratiques
- Date de sortie en France : 10 avril 2013
- Durée : 1h 55min
- Réalisateur : Joshua Oppenheimer
- Le site web du film : http://theactofkilling.com
À voir : The Act of Living, exposition photo des survivantes des massacres de 1965
Dernière minute : je viens d’apprendre par Jenni de Balisolo, que tous les évènements de l’Ubud Writers and Readers Festival ont été annulés en raison du projet de diffuser « The Look of Silence », le dernier film du cinéaste Joshua Oppenheimer. Le sujet est encore… brûlant !